Le ronronnement d’un moteur dans la nuit, des coups sourds contre la porte, des cris dans un mauvais arabe : les Palestiniens de la vallée du Jourdain connaisent ces bruits par coeur. Ils annoncent l’arrivée des soldats israéliens venus vérifier les papiers des habitants du village.

Abed, 32 ans, résident d’Ein El Beda, un hameau du nord de la vallée, a été réveillé de cette façon il y a deux semaines. À la vue de sa carte d’identité, les soldats lui ont ordonné de monter dans leur jeep. « Je vis et je travaille dans les champs mais je suis originaire de Tubas, plus à l’ouest, dans la montagne, raconte-t-il. Parce que ma carte mentionne comme adresse Tubas et non Ein El Beda, ma présence ici était considérée comme illégale par l’armée. C’est un nouvel ordre militaire. »

Une demi-heure de route plus tard, Hassan était abandonné par les soldats de l’autre côté du check point de Tayassir qui verrouille l’accès à Tubas. Sans affaire et sans argent, au milieu de la nuit et de nulle part. « J’ai dû crapahuter dans les collines pendant plusieurs heures pour contourner le check point et revenir chez moi », dit-il d’une voix blanche encore marquée par l’humiliation.

Début février, le premier ministre israélien par intérim, Ehoud Olmert, a déclaré son intention de fixer les frontières définitives d’Israël. Dans son esprit, celles-ci englobent Jérusalem-Est, les grands blocs de colonies comme Ariel, Maale Edoumim et le Gush Etzion, et la vallée du Jourdain. Le futur État palestinien serait ainsi réduit à l’état de moignon.

Ce projet était aussi celui d’Ariel Sharon, le premier ministre plongé dans le coma depuis le 4 janvier. Il est en cours d’exécution depuis plusieurs années sur la face ouest de la Cisjordanie, avec la construction du mur de séparation qui annexe de facto des milliers d’hectares de terres. À l’est, dans la vallée du Jourdain qui constitue un tiers de la Cisjordanie et qui comprend de nombreuses sources d’eau souterraines et des terres très fertiles, les géomètres et les bulldozers israéliens ne sont pas encore arrivés. Nul ne sait exactement si et quand le mur sera construit. Mais dans cette zone reculée, les autorités ont enclenché un processus d’éviction de la population. « Pour les Israéliens, la vallée du Jourdain est encore plus importante que Jérusalem, assure Hassan Jirmi, le maire de Zubeidat, un village situé en bordure de la route 90 sillonnée par les voitures de colons. Ils veulent nous en faire partir pour garder la terre sans ses habitants. »

Depuis l’occupation de la Cisjordanie en 1967, le dispositif de contrôle israélien dans cette région repose sur un savant maillage de colonies et de bases militaires. Sur les 2 400 km2 de la vallée, 455 km2 sont considérés zone militaire fermée, 1 655 km2 appartiennent aux colons, et 243 km2, situés le long de la frontière avec la Jordanie, ont été de facto confisqués par l’armée. Durant le processus de paix, Israël n’a consenti à accorder à l’Autorité palestinienne que 45 km2, essentiellement autour de Jéricho. Ailleurs, la construction de la moindre maison est soumise à un permis de l’armée qui n’est quasiment jamais délivré.

Au nom de la sécurité des colons, cette emprise s’est accentuée avec la seconde Intifada. Cinq check points entravent le mouvement entre la vallée et le coeur montagneux de la Cisjordanie. Un sixième a barré l’accès à la ville israélienne voisine de Bet Shean. Et en mai 2005, le nouvel arrêté militaire interdisant aux Palestiniens non résidents de la vallée de venir y travailler est tombé.

« C’est catastrophique, dit Fathi Khdarat, coordinateur d’une ONG de soutien aux paysans. La terre dans la vallée appartient le plus souvent à des gens qui habitent Naplouse ou Tubas, dans les collines. Pour obtenir un changement d’adresse, il faut passer par le bureau de liaison israélien, ce qui est coûteux, compliqué et hasardeux. Du coup, de nombreux fermiers n’ont plus les moyens d’atteindre leurs champs et de les cultiver. Moi-même, j’habitais Bardala, dans le nord de la vallée. Mais comme ma femme est de Jénine, sa présence y est devenue illégale et nous avons dû déménager à Tubas. »

En octobre, un nouveau règlement a compliqué encore un peu plus la situation. L’exportation de produits agricoles via le terminal de Bet Shean, distant de quelques kilomètres, a été interdite. Les paysans palestiniens, dont l’essentiel des cultures est destiné au marché israélien, doivent désormais faire un long détour par l’ouest, jalonné par deux check points, à Tayassir et Jalama. « Les soldats postés à ces barrages appartiennent à l’unité religieuse Nahal, explique Fathi Khedarat. Ce sont les pires. S’il n’y a pas une équipe de la Croix-Rouge en vue, on peut attendre des heures pour passer. Alors qu’en huit heures, les produits des colons sont à Londres, les nôtres doivent parfois attendre trois jours pour atteindre Tubas. »

Hausse vertigineuse des coûts de transport, pourrissement des cargaisons, concurrence des Jordaniens… La facture est insupportable pour de nombreux fermiers qui préfèrent louer, voire renoncer à leurs terres. Les éleveurs de bétail n’ont pas la partie plus facile : le pâturage au-delà des zones habitées est interdit par l’armée. Malheur aux bêtes récalcitrantes… « Les Israéliens les saisissent et les transportent par hélicoptère dans un enclos gardé, raconte Hassan Jirmi. Pour retrouver nos chèvres, nous devons payer 50 shekels (environ 10 Euro) par tête. Il faut faire vite car ils ne les nourrissent pas. »

En novembre dernier, Lior Chorev, un conseiller d’Ariel Sharon, se plaignait devant des étudiants de la colonie d’Ariel que l’attachement des Israéliens pour la vallée du Jourdain allait diminuant. « Si vous ne persuadez pas le public chaque matin que la vallée est importante, disait-il, nous finirons par perdre la bataille. »

BENJAMIN BARTHE

http://www.la-croix.com/Archives/2006-02-15/Occupation-_NP_-2006-02-15-256539